Derrière l’apparition inattendue d’oiseaux sibériens en Europe occidentale pourrait se cacher un phénomène biologique méconnu : la manipulation parasitaire du cerveau des migrateurs.
Chaque année, des ornithologues européens s’enthousiasment pour l’observation d’espèces rares venues d’Asie, comme le Pouillot de Pallas, un petit passereau sibérien qui devrait normalement migrer vers l’Asie du Sud pour l’hiver. Ces oiseaux, qui apparaissent à des milliers de kilomètres de leur route migratoire habituelle, sont qualifiés de « vagrants » en anglais – un terme qui désigne le phénomène de « vagrance » ou d’errance migratoire.
Jusqu’à présent, plusieurs explications ont été proposées pour comprendre ces erreurs de navigation : vents violents, perturbations du champ géomagnétique, ou simples erreurs génétiques ou de développement. Mais une hypothèse nouvelle émerge: et si ces oiseaux migrateurs égarés étaient en réalité victimes de parasites qui infectent leur cerveau ?
Des chercheurs ont récemment découvert que certains parasites sanguins du genre Haemoproteus, longtemps considérés comme relativement inoffensifs pour les oiseaux sauvages, peuvent en réalité former d’importantes structures de réplication dans le cerveau de leurs hôtes. Ces infections cérébrales pourraient potentiellement perturber les fonctions neurologiques complexes, notamment celles liées à l’orientation et à la migration.
Cette hypothèse ouvre des perspectives à l’intersection de la parasitologie et de l’ornithologie. Elle pourrait non seulement expliquer pourquoi certaines espèces sont plus susceptibles que d’autres de s’égarer, mais aussi pourquoi la composition des espèces d’oiseaux migrateurs égarés varie considérablement d’une année à l’autre – des variations qui pourraient correspondre aux fluctuations de prévalence des infections parasitaires.
Les parasites sanguins des oiseaux : pas si inoffensifs
Pendant longtemps, les parasites sanguins du genre Haemoproteus ont été considérés comme relativement bénins pour les oiseaux sauvages. Leur cycle de vie semblait simple et peu dommageable : une réplication asexuée dans divers organes (poumons, muscles squelettiques, foie), suivie par la production de mérozoïtes qui envahissent les globules rouges et forment des gamétocytes. Ces derniers sont ensuite ingérés par des insectes hématophages qui transmettront le parasite à un nouvel oiseau lors d’un repas sanguin ultérieur.
Cependant, des découvertes récentes ont modifié cette vision. Des chercheurs ont mis en évidence que ces parasites peuvent former d’importantes structures de réplication (mérontes et mégalomérontes) dans divers organes et tissus, y compris le cerveau. Ces formations parasitaires peuvent atteindre une taille impressionnante, presque 1 mm, ce qui pourrait entrainer des conséquences significatives sur les fonctions cérébrales.
Les techniques de coloration ont permis de visualiser ces parasites dans le tissu cérébral de plusieurs espèces d’oiseaux. Par exemple, des mégalomérontes d’Haemoproteus majoris ont été observés dans le cerveau de la mésange charbonnière (Parus major), et d’Haemoproteus pastoris dans celui de l’étourneau sansonnet (Sturnus vulgaris).
Il est à noter qu’il n’existe pas de corrélation entre la parasitémie (présence de parasites dans le sang) et la présence de stades exo-érythrocytaires (tissulaires) de ces parasites. Autrement dit, un oiseau peut avoir peu de parasites détectables dans son sang mais héberger d’importantes infections cérébrales.
Le mystère des oiseaux égarés enfin résolu ?
Le phénomène de « vagrance » ou d’errance migratoire désigne l’apparition d’oiseaux migrateurs loin de leur route habituelle. Chaque automne, des ornithologues européens observent des espèces rares venues d’Asie, comme le Pouillot de Pallas (Phylloscopus proregulus), un petit passereau sibérien qui devrait normalement migrer vers l’Asie du Sud pour l’hiver, mais qui se retrouve parfois en Europe occidentale, à des milliers de kilomètres de sa destination normale.
Jusqu’à présent, plusieurs explications ont été proposées pour comprendre ces erreurs de navigation :
- Des facteurs externes comme les vents violents ou les perturbations du champ géomagnétique
- Des anomalies magnétiques dans les zones d’élevage qui pourraient conditionner les oiseaux à s’orienter dans une direction anormale
- Des erreurs génétiques ou de développement affectant la boussole interne ou la direction migratoire innée
Cependant, ces explications ne rendent pas compte de certaines observations. Pourquoi certaines espèces sont-elles plus susceptibles que d’autres de s’égarer ? Par exemple, le Pouillot de Pallas est environ cinq fois plus fréquent comme oiseau égaré au Royaume-Uni que le Pouillot verdâtre (Phylloscopus trochiloides), bien que son aire de reproduction soit située à plus de 4000 km plus à l’est.

Pouillot verdâtre (Phylloscopus trochiloides) (Photo : P Jeganathan)
De plus, la composition des espèces d’oiseaux migrateurs égarés varie considérablement d’une année à l’autre. Les années de pic pour le Pouillot de Pallas ne coïncident pas avec celles du Pouillot de Radde (Phylloscopus schwarzii), malgré des aires de reproduction similaires en Asie orientale.
Ces variations suggèrent l’implication de mécanismes spécifiques à chaque espèce, dont les effets peuvent différer selon les années. C’est précisément ici que l’hypothèse parasitaire devient particulièrement pertinente : la prévalence des infections parasitaires varie considérablement entre les espèces et, au sein d’une même espèce, d’une année à l’autre.
Comment les parasites pourraient détourner la migration
L’hypothèse proposée par les chercheurs est que les parasites Haemoproteus présents dans le cerveau des oiseaux pourraient altérer leur sens de l’orientation ou leur direction migratoire innée. Ces parasites pourraient littéralement reprogrammer ou fausser la boussole interne des oiseaux, les envoyant dans des directions complètement différentes de leur route migratoire normale.
Les troubles cérébraux causés par les parasites hémosporidiens ne sont pas sans précédent. Dans le cas du paludisme humain causé par Plasmodium falciparum, des dommages cérébraux graves peuvent survenir en raison de l’interruption de la circulation dans les vaisseaux cérébraux. Chez les oiseaux, des pathologies similaires ont été observées avec des espèces de Plasmodium aviaire, bien que les mécanismes soient différents.

Parasites du cerveaux & Oiseaux migrateurs égarés. A. Megalomérontes d’Haemoproteus majoris (haut) et Haemoproteus pastoris (bas) dans des cerveaux d’une Mésange charbonnière et d’un Étourneau sansonnet. B. Aire de reproduction (jaune) et d’hivernage (bleu clair) de Pouillot de Pallas. Les flèches bleues indiquent les oiseaux qui développent des directions de migration mal dirigées.
Dans le cas des infections à Haemoproteus, les mégalomérontes qui se développent dans le cerveau pourraient perturber les fonctions neurologiques complexes impliquées dans la migration. Ces structures parasitaires volumineuses pourraient endommager les tissus cérébraux ou interférer avec les circuits neuronaux responsables de l’orientation.
Pour l’oiseau, les conséquences sont généralement fatales. Les migrateurs égarés ont peu de chances de survivre dans leur nouvelle aire d’hivernage ou de trouver des partenaires pour se reproduire. Ils représentent donc des impasses évolutives.
Cependant, du point de vue du parasite, ces oiseaux égarés pourraient constituer un moyen efficace d’étendre leur aire de répartition. En effet, si un oiseau infecté se retrouve dans une nouvelle région où des insectes hématophages appropriés (comme les moucherons piqueurs ou les mouches plates piqueuses pour Haemoproteus) sont présents, le parasite pourrait être transmis à des populations d’oiseaux locales non infectées et susceptibles.
Une hypothèse à tester : le défi scientifique
Tester cette hypothèse pose des défis méthodologiques. La principale difficulté réside dans l’obtention d’échantillons cérébraux d’oiseaux migrateurs égarés pour analyse.
Il serait éthiquement inacceptable de capturer et de sacrifier ces oiseaux rares uniquement pour étudier leurs cerveaux. Une telle approche susciterait l’indignation des ornithologues amateurs.

Ornithologues observant le ciel
Cependant, les chercheurs proposent des alternatives :
- Collecter les oiseaux égarés trouvés morts après des collisions avec des constructions comme des ponts, des bâtiments ou des phares
- Explorer l’utilisation de l’échographie pour détecter la présence de stades exo-érythrocytaires des hémosporidiens chez les oiseaux vivants, une technique qui s’est avérée utile pour le diagnostic des infections helminthiques chez les animaux domestiques
Avec des efforts concertés entre ornithologues et parasitologistes, il serait possible d’obtenir un échantillon suffisant pour évaluer si les oiseaux migrateurs égarés présentent une fréquence plus élevée d’hémosporidiens dans leur cerveau par rapport aux migrateurs suivant leur route normale.
Implications pour notre compréhension de l’écologie et de l’évolution
Si cette hypothèse se confirme, elle pourrait avoir des implications dans la compréhension de la distribution géographique de ces parasites et des interactions hôte-parasite.
Elle pourrait notamment aider à expliquer la distribution géographique étendue de nombreuses lignées d’hémosporidiens. Par exemple, une recherche dans la base de données MalAvi montre que, parmi 842 lignées enregistrées en Afrique subsaharienne, 22 (2,6%) ont également été observées en Amérique du Sud. Ce partage de lignées est plus de deux fois supérieur au partage d’espèces d’oiseaux (1,2%) entre ces continents.
Les oiseaux migrateurs égarés pourraient donc jouer un rôle important dans la dispersion intercontinentale des parasites, contribuant à leur diversification et à leur adaptation à de nouveaux hôtes. Ce mécanisme pourrait expliquer comment des parasites apparemment spécifiques à certains hôtes parviennent à coloniser de nouvelles espèces sur des continents éloignés.
Conclusion
Bien qu’encore spéculative, cette théorie offre une explication élégante à plusieurs observations concernant les oiseaux migrateurs égarés.
Si elle se confirme, cette hypothèse pourrait modifier notre compréhension des migrations aviaires et des facteurs qui les influencent. Elle souligne également le rôle potentiellement crucial des parasites dans la modulation de comportements complexes d’animaux de la faune sauvage, un domaine encore largement inexploré.
Pour une exploration plus approfondie, je ne peux que vous inviter à consulter l’article:
Article Source: Bensch S, Duc M & Valkiunas. 2024. Brain parasites and misorientation of migratory birds. Trends in Parasitology, 40: 369-371. https://doi.org/10.1016/j.pt.2024.02.008
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