Quand les pesticides agricoles rendent les moustiques invincibles face aux insecticides de santé publique.

 

Les moustiques, et en particulier les anophèles vecteurs du paludisme, développent de plus en plus de résistances aux insecticides utilisés en santé publique. C’est une menace inquiétante pour l’efficacité des moustiquaires imprégnées et des insecticides en pulvérisation, nos principaux outils de lutte antivectorielle.

Si l’utilisation massive d’insecticides en santé publique exerce une pression de sélection favorisant l’émergence de résistances, l’agriculture pourrait bien être un autre coupable. En effet, les pesticides déployés pour protéger les cultures contiennent souvent les mêmes molécules que celles ciblant les moustiques. Une exposition des larves à ces composés dans leurs gîtes de reproduction, comme les rizières ou les maraîchages, pourrait donc favoriser le développement de mécanismes de résistance croisée.

En Côte d’Ivoire, les importations de pesticides ont presque triplé entre 2005 et 2015. Le pays est le premier producteur mondial de cacao et un gros utilisateur de pesticides dans les rizières et les cultures maraîchères. Des niveaux de résistance variables ont été rapportés chez les moustiques selon les régions agricoles, mais le lien entre le type de culture et les mécanismes de résistance n’avait pas été étudié en détail.

 

Des résistances liées à l’agriculture ?

Une étude menée par une équipe de chercheurs ivoiriens et européens avait ainsi pour but d’explorer ce lien potentiel entre l’utilisation de pesticides en agriculture et le développement de résistances aux insecticides chez les moustiques vecteurs du paludisme.

Pour cela, ils ont collecté des larves d’Anopheles gambiae, le principal vecteur en Afrique, dans des sites de culture de cacao, de riz et de légumes en Côte d’Ivoire. Le pays est en effet le premier producteur mondial de cacao et un gros utilisateur de pesticides dans les rizières et les cultures maraîchères.

 

Carte des sites de collecte des larves de moustiques en Côte d’Ivoire.

Carte des sites de collecte des larves de moustiques en Côte d’Ivoire.

 

Les chercheurs ont ensuite testé la sensibilité des moustiques adultes issus de ces larves à différentes classes d’insecticides couramment utilisés en santé publique : pyréthrinoïdes, organochlorés, carbamates et organophosphorés. En parallèle, ils ont analysé par des techniques moléculaires les mécanismes de résistance sous-jacents, à savoir les mutations des cibles des insecticides et la surexpression de gènes de détoxification.

Leurs résultats, récemment publiés, révèlent des associations intrigantes entre pratiques agricoles et profils de résistance. Des niveaux de résistance variables ont été rapportés chez les moustiques selon les régions agricoles, suggérant que l’utilisation de pesticides pour protéger les cultures pourrait bien favoriser le développement de mécanismes de résistance croisée contre les insecticides de santé publique.

 

Des profils de résistance différents selon les cultures

Les chercheurs ont observé des profils de résistance contrastés chez les moustiques selon le type de culture d’où ils provenaient.

Dans tous les sites, les populations de moustiques étaient résistantes au DDT, à la deltaméthrine et au bendiocarbe. Cependant, seules les populations issues des zones maraîchères montraient en plus une résistance au malathion, un insecticide organophosphoré.

La fréquence de la mutation kdr L995F, qui confère une résistance aux pyréthrinoïdes et au DDT, était très élevée dans les cacaoyères (80-87%), modérée dans les zones maraîchères et rizicoles. La mutation N1570Y, qui amplifie l’effet de la L995F, était aussi plus fréquente dans les zones de cacao.

À l’inverse, la mutation Ace1 G280S, responsable d’une résistance aux carbamates et organophosphorés, prédominait dans les zones maraîchères (51-60%), était modérée dans les rizières (20-22%) et rare dans les cacaoyères (3-4%).

 

Des mécanismes de résistance complexes

Au-delà des mutations des cibles des insecticides, l’étude a révélé une surexpression de plusieurs gènes de détoxification chez les moustiques, avec des variations selon les types de culture.

Plusieurs cytochromes P450 (CYP6M2, CYP6P3, CYP6P4, CYP6Z1, CYP9K1), enzymes connues pour dégrader les insecticides, étaient surexprimés par rapport à la souche sensible de référence. Cette surexpression était particulièrement marquée dans les rizières, suivies par les zones maraîchères, et plus faible dans les cacaoyères.

Le gène CYP9K1 par exemple montrait les plus forts niveaux de surexpression, jusqu’à 5 fois plus que la souche de référence, dans les rizières d’Agboville et les cultures maraîchères de Dabou.

Ces résultats suggèrent que l’utilisation de pesticides en agriculture sélectionne des mécanismes de résistance métabolique chez les moustiques, via l’induction de gènes de détoxification. Ce phénomène serait plus ou moins marqué selon les types de culture et les pratiques agricoles associées.

La coexistence de mutations des cibles et d’une surexpression d’enzymes de détoxification révèle la complexité des mécanismes de résistance à l’œuvre chez ces moustiques exposés aux pesticides agricoles. Cela représente un défi majeur pour l’efficacité des insecticides en santé publique.

 

Moustique posé sur un bureau, en attente de chercher son hôte

Moustique dans une habitation

 

Quelles implications pour la lutte anti-vectorielle ?

Les profils de résistance observés dans les différentes zones agricoles constituent une menace sérieuse pour l’efficacité des principaux outils de lutte antivectorielle que sont les moustiquaires imprégnées et les pulvérisations d’insecticides.

Face à l’émergence de moustiques multi-résistants, il est urgent de développer de nouvelles stratégies de gestion de la résistance. Cela passe notamment par l’utilisation d’insecticides ayant des modes d’action différents de ceux couramment utilisés en santé publique, et leur combinaison avec des molécules plus anciennes dans le cadre d’interventions à grande échelle.

Mais au-delà des aspects purement opérationnels, c’est une collaboration renforcée entre les secteurs de l’agriculture et de la santé qui apparaît indispensable. Seule une approche intégrée et intersectorielle permettra de relever le défi des résistances, en agissant à la fois sur les pratiques agricoles et les stratégies de luttes antivectorielles.

Enfin, des recherches complémentaires restent nécessaires pour mieux comprendre les mécanismes en jeu dans la sélection des résistances par les pesticides agricoles. L’implication d’autres facteurs environnementaux comme les polluants industriels mérite notamment d’être explorée.

 

Conclusion

Cette étude révèle des liens intrigants entre les pratiques agricoles intensives et l’émergence de résistances aux insecticides chez les moustiques vecteurs du paludisme en Côte d’Ivoire.

Les mutations des cibles des insecticides semblent jouer un rôle prépondérant dans les zones de culture de cacao, tandis que la surexpression de gènes de détoxification apparaît comme le principal mécanisme dans les rizières irriguées. Les zones maraîchères présentent quant à elles un tableau plus contrasté, avec à la fois des mutations et une surexpression enzymatique.

Quelles que soient les spécificités locales, l’agriculture intensive favorise globalement l’émergence de moustiques super-résistants, représentant un défi majeur pour le contrôle du paludisme. Face à cette menace, la lutte contre les résistances passe nécessairement par une approche intégrée et intersectorielle, impliquant une collaboration renforcée entre les mondes agricole et sanitaire.

Des recherches complémentaires restent nécessaires pour affiner notre compréhension des mécanismes de résistance induits par les pesticides agricoles. Mais ces premiers résultats plaident d’ores et déjà pour le développement de stratégies conjointes de gestion des résistances, afin de préserver sur le long terme l’efficacité de la lutte antivectorielle.

Un défi passionnant pour nous autres parasitologues et une belle illustration de l’importance d’une approche « One Health » dans la lutte contre les maladies à transmission vectorielle comme le paludisme. Agriculture et santé sont décidément plus liées qu’on ne le pense !

 


Pour une exploration plus approfondie, je ne peux que vous inviter à consulter l’article:

Article Source: Kouadio et al. 2023. Relationship between insecticide resistance profiles in Anopheles gambiae sensu lato and agricultural practices in Côte d’Ivoire. Parasites & Vectors 16:270 https://doi.org/10.1186/s13071-023-05876-0