Prendre de meilleures décisions commence par comprendre les biais qui influencent notre raisonnement.
Imaginez que vous vous réveillez un matin avec l’intime conviction que la Terre est plate. Malgré toutes les preuves du contraire, vous ne démordiez pas de cette idée. Ou encore, vous vous surprenez à accorder plus de crédit aux propos d’une personne bien habillée et souriante, même si ses arguments sont discutables. Ces exemples, bien que caricaturaux, illustrent ce que l’on appelle des biais cognitifs.
Les biais cognitifs sont des schémas de pensée qui nous éloignent d’un raisonnement rationnel. Ils nous font porter des œillères, tirer des conclusions hâtives ou encore nous fier à nos intuitions plutôt qu’à une analyse objective des faits. Loin d’être anecdotiques, ces mécanismes sont profondément ancrés dans notre cerveau et influencent, souvent à notre insu, notre manière d’appréhender le monde et de prendre des décisions.
Pourquoi notre esprit nous joue-t-il ainsi des tours ? Comment ces biais se manifestent-ils concrètement dans notre vie quotidienne, mais aussi dans des domaines comme la science ou la médecine ? Et surtout, pouvons-nous apprendre à les déjouer pour devenir de meilleurs décideurs ?
Cet article est le premier d’une série visant à vous armer contre ces pièges de l’esprit. Car c’est en les connaissant mieux que nous pourrons, pas à pas, devenir plus lucides et plus rationnels dans notre rapport au monde. Prêts à relever le défi ?
Origines et fonctionnement des biais cognitifs
Pour comprendre les biais cognitifs, il faut remonter à leurs origines. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces “bugs” de notre pensée ne sont pas apparus par hasard. Ils sont en réalité le fruit d’une longue évolution, qui a façonné notre cerveau pour lui permettre de traiter rapidement une grande quantité d’informations.
Les biais comme résultat de l’évolution
Imaginez nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, confrontés en permanence à des dangers. Pour survivre, leur cerveau devait analyser en un éclair chaque situation et décider de la conduite à tenir : fuir ou combattre, manger cette baie ou non, faire confiance à cet étranger ou s’en méfier… Dans ce contexte, la rapidité primait souvent sur la précision. Mieux valait surestimer un danger que le sous-estimer, quitte à se tromper de temps en temps. C’est ainsi que notre cerveau a développé tout un ensemble de raccourcis mentaux, ou heuristiques, pour prendre des décisions sans avoir à analyser chaque situation dans ses moindres détails. Ces automatismes nous sont encore bien utiles aujourd’hui : sans eux, la moindre décision nécessiterait un effort cognitif considérable. Mais dans un monde complexe, où les enjeux sont souvent plus subtils qu’une question de vie ou de mort, ces raccourcis peuvent aussi nous induire en erreur. C’est là qu’interviennent les biais cognitifs.
Le cerveau : une machine à raccourcis
Notre cerveau traite les informations à travers deux grands systèmes, que le psychologue Daniel Kahneman a baptisés Système 1 et Système 2. Le Système 1 est rapide, intuitif et automatique. C’est lui qui nous permet de reconnaître instantanément un visage, de conduire sans y penser ou de répondre à 2 + 2. Le Système 2, lui, est plus lent, réfléchi et contrôlé. Il entre en jeu lorsque nous résolvons une équation complexe, analysons un texte philosophique ou planifions notre semaine. Le Système 1, du fait de sa rapidité, est le siège de la plupart des biais cognitifs. En se fiant à des indices superficiels, à des stéréotypes ou à des émotions, il nous fait parfois prendre des raccourcis trompeurs. Le Système 2 a le pouvoir de corriger ces erreurs, mais il est paresseux : il ne s’active que si une situation l’exige vraiment. D’où l’importance, comme nous le verrons, d’apprendre à solliciter davantage notre esprit réfléchi face à des décisions importantes.
Quelques biais cognitifs courants
Maintenant que nous avons vu d’où viennent les biais cognitifs et comment ils s’immiscent dans notre raisonnement, penchons-nous sur quelques-uns des plus fréquents. Vous serez peut-être surpris de les reconnaître à l’œuvre dans votre propre esprit !
Biais de confirmation
Le biais de confirmation est notre tendance à privilégier les informations qui confirment nos croyances initiales, et à minimiser celles qui les contredisent. Par exemple, si vous êtes convaincu que les réseaux sociaux sont néfastes, vous remarquerez surtout les études allant dans ce sens, et accorderez moins d’importance à celles montrant leurs bénéfices potentiels. Ce biais peut nous conforter dans nos certitudes, mais aussi nous faire passer à côté d’informations importantes. Il est particulièrement prégnant dans les débats politiques ou sociétaux, où chacun a tendance à s’enfermer dans sa bulle d’opinions.
Effet de halo
L’effet de halo désigne notre propension à nous fier à notre impression générale d’une personne, d’un produit ou d’une situation pour en évaluer les caractéristiques spécifiques. Ainsi, si quelqu’un nous paraît sympathique, nous aurons tendance à lui attribuer d’autres qualités (compétence, honnêteté…), sans vraiment les avoir vérifiées. Ce biais peut nous conduire à des jugements erronés, notamment dans le domaine professionnel. Un candidat à l’embauche charismatique peut ainsi être perçu comme plus compétent, même si son CV est moins solide qu’un candidat plus réservé.
Biais d’ancrage
Le biais d’ancrage est notre tendance à nous fier excessivement à la première information que nous recevons (l’ “ancre”) lorsque nous devons prendre une décision ou faire une estimation. Même face à des informations nouvelles, nous avons du mal à nous détacher de cette ancre initiale. Ce biais est bien connu des commerciaux : en affichant un prix élevé avant de proposer une réduction, ils créent une ancre qui fait paraître le prix final plus attractif, même s’il reste supérieur à la concurrence.
Biais du survivant
Le biais du survivant nous conduit à tirer des conclusions en nous basant uniquement sur les “survivants”, c’est-à-dire les personnes ou les choses qui ont passé avec succès un processus de sélection, en oubliant celles qui ont échoué. Par exemple, si l’on étudie les caractéristiques des entreprises florissantes, on peut en déduire à tort que ces caractéristiques garantissent le succès, sans voir toutes les entreprises qui les possédaient aussi mais ont fait faillite. Ce biais peut nous amener à surestimer nos chances de réussite et à négliger les facteurs de risque. Il est fréquent chez les entrepreneurs ou les investisseurs.
Les conséquences des biais dans divers domaines de la vie.
Les biais cognitifs ne sont pas qu’une curiosité psychologique. Ils entraînent des conséquences bien réelles dans de nombreux domaines, de nos vies personnelles aux plus hautes sphères de la société. Voyons quelques exemples.
Dans notre vie personnelle
Nos relations et nos décisions quotidiennes sont souvent influencées par des biais. Le biais de confirmation peut nous pousser à ne fréquenter que des personnes qui pensent comme nous, nous privant d’opinions enrichissantes. L’effet de halo peut nous faire idéaliser un partenaire en nous basant sur une première impression favorable. Même nos choix financiers ne sont pas épargnés. Le biais d’ancrage peut nous faire accepter un prix trop élevé après avoir vu un prix encore plus haut. Et le biais du survivant peut nous inciter à investir dans des placements risqués, en ne voyant que les ‘success stories’.
Dans notre vie professionnelle
Dans le monde professionnel, les biais cognitifs peuvent fausser les recrutements, les évaluations et les décisions stratégiques. L’effet de halo peut favoriser un candidat charismatique mais moins compétent. Le biais de confirmation peut pousser un manager à ne retenir que les éléments qui valident son opinion sur un collaborateur.
Dans la société
Au niveau sociétal, les biais cognitifs peuvent avoir des effets plus larges encore. Dans le domaine politique, le biais de confirmation est l’un des moteurs de la polarisation du débat : en ne s’exposant qu’aux idées qui confortent les leurs, les citoyens ont de plus en plus de mal à dialoguer. Les médias peuvent aussi, involontairement, renforcer certains biais en donnant plus de visibilité à des événements marquants mais rares, nourrissant ainsi le biais de disponibilité.
Et chez les scientifiques ?
Même les esprits les plus rationnels ne sont pas à l’abri des biais et les scientifiques ne sont pas épargnés comme le montre l’épisode récent du COVID ! Ils peuvent être influencés par le biais de confirmation lorsqu’ils cherchent à valider une hypothèse, accordant plus de poids aux résultats qui la confirment. L’effet de halo peut les conduire à surévaluer les travaux d’un chercheur renommé. Et les biais de publication les poussent à ne soumettre et à n’accepter que les études aux résultats significatifs, créant une image biaisée de la réalité.
C’est pourquoi il existe une méthodologie fondamentale en science, « la méthode scientifique », qui permet de limiter ces biais et qui met en place des garde-fous comme la réplication des expériences, la revue par les pairs ou la déclaration des conflits d’intérêts. Mais la vigilance reste de mise, même, voire surtout, dans le monde scientifique.
L’impact des biais dans la décision médicale
S’il est un secteur où les biais scientifiques peuvent avoir un impact crucial, c’est bien l’exercice de la médecine et les décisions médicales ! En effet, en médecine également, les biais cognitifs s’observent et parfois avec des conséquences lourdes pour les patients.
Si l’on ne prend que quelques exemples parmi d’autres, l’ancrage sur une première impression peut l’empêcher de remettre en question un diagnostic initial, même face à de nouveaux éléments, l’excès de confiance dans son jugement (effet ‘Dunning-Kruger’) peut amener à négliger l’avis de ses confrères ou les recommandations des autorités sanitaires.
Pour réduire ces risques, la formation des médecins intègre de plus en plus une sensibilisation aux biais cognitifs. Le travail en équipe, le recours à des algorithmes décisionnels et la pratique de la médecine basée sur les preuves (ou médecine factuelle) sont aussi des moyens de limiter l’impact des biais.
Apprendre à déjouer les biais
Maintenant que nous avons vu l’étendue de l’influence des biais cognitifs, une question se pose : peut-on apprendre à les déjouer ? Si les chercheurs s’accordent à dire qu’il est impossible de s’en débarrasser totalement, tant ils sont ancrés dans notre fonctionnement cérébral, il existe néanmoins des stratégies pour limiter leur impact sur nos raisonnements et nos décisions.
Prendre conscience de ses propres biais
La première étape est de prendre conscience de l’existence de ces biais et d’apprendre à les repérer chez soi. Ce n’est pas toujours facile, car par définition, ils agissent souvent à notre insu. Mais s’interroger régulièrement sur ses propres raisonnements, chercher à identifier les raccourcis mentaux que l’on emprunte, peut permettre de développer une vigilance salutaire.
Cultiver l’esprit critique et la réflexion
Au-delà de cette prise de conscience, il s’agit de développer son esprit critique et sa capacité de réflexion. Cela passe par le fait de prendre le temps d’analyser les informations que l’on reçoit, de questionner ses intuitions, de considérer différents points de vue avant de se forger une opinion. C’est tout l’enjeu de l’éducation à la pensée critique, qui vise à outiller les individus pour qu’ils puissent naviguer dans un monde complexe et incertain sans se laisser abuser par leurs propres biais ou ceux des autres. Cette éducation devrait être une priorité dès le plus jeune âge et tout au long de la vie.
Techniques pour contrer les biais
Enfin, il existe des techniques concrètes pour contrer certains biais dans des situations spécifiques.
Par exemple, face à une décision importante, on peut s’astreindre à lister les pour et les contre, en s’efforçant de trouver autant d’arguments dans chaque colonne, pour contrer le biais de confirmation. On peut aussi s’entourer d’un “avocat du diable” chargé de défendre une position opposée à la nôtre, pour nous pousser à considérer d’autres perspectives. Dans les organisations, des processus de décision collectifs et structurés, s’appuyant sur des données objectives, peuvent aider à limiter l’impact des biais individuels.
Mais attention, il ne s’agit pas de chercher à tout prix une pensée “parfaite” et totalement rationnelle. Les biais font partie de notre fonctionnement cognitif normal et ont aussi leurs avantages, comme la rapidité de décision dans les situations d’urgence. L’enjeu est plutôt d’atteindre un équilibre, en laissant de la place à l’intuition tout en sachant la questionner quand c’est nécessaire et/ou que l’enjeu est crucial.
Conclusion
Avec cette première introduction aux biais cognitifs une chose est claire : les biais cognitifs ne sont pas près de nous lâcher !
Profondément ancrés dans notre cerveau, fruits d’une longue évolution, ils influencent nos pensées et nos comportements dans tous les domaines de la vie, souvent sans que nous en ayons conscience.
Mais ce constat n’est pas une fatalité. Grâce aux avancées des sciences cognitives, nous comprenons de mieux en mieux ces mécanismes et disposons de plus en plus de clés pour les déjouer, au moins en partie. Prendre conscience de ses propres biais, cultiver son esprit critique, s’entourer de garde-fous… Autant de stratégies à notre portée pour devenir un peu plus lucides et rationnels.
C’est tout l’enjeu de cette série d’articles sur les biais cognitifs. En apprenant à mieux les connaître, comment ils se manifestent et quels sont leurs impacts, nous devrions être mieux armé pour mieux les déjouerau quotidien. Car c’est en apprenant à connaître son ennemi qu’on peut le combattre efficacement !
Alors, prêts à relever le défi d’une pensée plus claire et plus juste ? Rendez-vous au prochain épisode pour plonger dans les méandres du biais de confirmation !
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